Les Canala à l'exposition coloniale
: Les Sources.
LES CANNIBALES A PARIS : UNE HEURE CHEZ LES MANGEURS D'HOMMES.
"Vous avez vu comme moi l'affriolante publicité dont les journaux étaient pleins : les Canaques au jardin X " Puis quelques lignes d'une savante imprécision où revenaient les mots "cannibales" et "mangeurs d'hommes". Une seule chose paraissait oubliée par les organisateurs de ce spectacle sensationnel, attraction coutumière en ces exhibitions : le repas des fauves. Voyez-vous l'effet d'un tel programme : A cinq heures le dîner des cannibales ? On aurait refusé du monde.
Je connais les canaques. J'ai vécu trois ans parmi eux, dans leur pays. Ils n'étaient pas anthropophages à cette époque. Mais il y a douze ans de cela. En douze ans de civilisation, il est possible qu'ils le soient devenus. J'ai voulu m'en assurer. Je suis allé voir les canaques.
Pour arriver à eux, il y a d'abord le tourniquet du Jardin où l'on dépose trois francs. (C'est déjà une image de la Nouvelle, où tant de gens ont été admis à la contemplation forcée des canaques après être passés à un autre tourniquet où ils déposèrent leurs droits civils.) Puis, ayant franchi une bonne distance à travers un paysage si désolé que le désert paraît surtout y être acclimaté, on se trouve devant une haute pallissade derrière laquelle sont parqués les terribles sauvages. Ici, deuxième péage : cent sous. Mais pour voir des êtres qui se repaissent de chair humaine, huit francs, ce n'est pas trop au cours actuel du bifteck.
Entrons. Parmi des cases en bois recouvertes de paille, j'aperçois
des hommes noirs, la peau à l'air exposée, le ventre ceinturé
d'une étoffe colorée qu'on appelle, chez eux, le manou, et qui,
de la chute des reins leur descend jusqu'aux pieds. Ils circulent à pas
lents, l'air féroce à souhait, échangeant entre eux des
propos d'une voix gutturale qui donne la chair de poule. Ils portent à
bout de bras d'homicides casse-têtes, et nous glissent des regards qui,
à coup sûr, détaillent sous nos vêtements européens
le faux filet et la côte première. On n'aimerait guère le
rencontrer, la nuit, au coin du bois de Boulogne. Décidement on a eu
raison de les enfermer. Je n'ouvre pas sans frémir la brochure qui nous
est vendue à l'entrée et qui - ô dérision - est éditée
sous l'aspect élégant des programmes de nos théâtres
parisiens. On y voit (jeune première) la photo d'une popinée ur
fond de cocotier, nue, et la taille prise dans un tapa végétal,
et, plus loin (grand premier rôle) un guerrier farouche, armes à
la main, aigrette de barbare aux cheveux, gris-gris de nacre aux poignets, et
le visage de barbare à tatouages. Puis sous le titre "Le Cannibalisme",
voici ce qui correspond à l'analyse de la pièce :
"Dans la maison du chef, la plus grande hutte du village, une douzaine
d'hommes assis forme un cercle. Un foyer et des torches jettent sur eux des
lueurs d'incendie, exagérant les ombres. Au milieu, sur de larges feuilles
de bananier, s'élève un monceau de chair humaine fumante. Le four
est là béant. Il a été creusé dans le sol
même de la paillote, garni au fond de pierres brûlantes sur lesquelles
des membres détachés à coups de hache ont été
soigneusement étalés puis recouverts d'un nouveau lit de pierres
chaudes et de débris végétaux assurant l'étanchéité
pendant la cuisson. A présent de ce trou, une âcre odeur s'élève.
Une joie farouche se peint sur la face bestiale des féroces convives.
Le vieux chef à barbe blanche, à la poitrine ridée, aux
membres étiques, est le plus horrible à voir. Il s'acharne sur
une tête, dévore le nez, les joues. Avec un bois pointu, il fait
sauter les yeux ; puis exposant la partie occipitale au feu vif, il fait dégager
la cervelle pour mieux s'en délecter ; ainsi le crâne n'est pas
brisé. On pourra l'ajouter aux macabres trophées."
- Brrr. Ne restons pas là, me dit l'impressionnable compagne qui lit
en même temps que moi.
A ce moment, un des hommes tragiques passe auprès de nous et instinctivement,
nous nous reculons, car il a un aspect encore plus sanguinaire encore que les
autres. Nos regards se croisent, et tout à coup :
- Hé, lui dis-je, tu ne t'appelles pas Prosper ?
Il s'arrête, me considère longuement.
- Oui, fait-il.
- Tu ne me reconnais pas?
Il secoue la tête. Je me nomme. Alors, il pousse un cri à fendre
l'air.
- C'est toi Alla, s'écrie-t-il.
Et voilà qu'il me saisit les mains et les serre avec effusion.
Ah ! me dit-il, tu n'as pas maigri.
Il faut dire que je pesais cinquante huit kilos quand nous nous sommes connus, Prosper et moi, et j'arrête aujourd'hui l'aiguille de la bascule au respectable chiffre 97.
Mais je dois vous présenter mon "mangeur d'hommes".
Prosper était, au cours des années 1919 et 1920, employé
à l'imprimerie de Nouméa, où il remplissait, par rapport
à ses confrères de couleur, des fonctions nobles puisqu'on lui
confiait la responsabilité d'une Minerve. C'est que Prosper, dans son
enfance, avait étudié pour être savant et gagner sa vie
au chef-lieu.
De la petite tribu de ses parents à Maré, chaque jour, il se rendait à l'Ecole de la Mission où on lui enseignait le catéchisme, la géographie, l'histoire, la lecture et l'écriture. Comme les enfants de France, il savait, dès cette époque que son pays s'appelait la Gaule et ses ancêtres les gaulois, que sa patrie est arrosée par quetre grands fleuves, la Seine, la Loire, le Rhône et la Garonne, et que Notre Seigneur Jésus-Christ, dans les temps jadis, mourt sur la croix pour racheter sa race et ses péchés.
Et je le retrouve cannibale douze ans plus tard, à Paris. Comme je lui
exprime ma stupéfaction, il se met à rire silencieusement d'un
air roublard. Puis :
_ Il fallait bien, me dit-il, pour venir à Paris.
_ Mais pourquoi, Prosper, as-tu voulu venir à Paris ?
Cette fois encore, une franche gaîté illumine les yeux du canaque. Il entrouve la bouche, pase une langue gourmande sur ses lèvres épaisses :
_ Tiens ! pardi ! pour voir les petites Parisiennes !
A ces mots, les Canaques qui se sont approchés depuis
un moment assistent, curieux, à notre entretien partent tous d'un éclat
de rire immense . Prosper fait les présentations. Ecoutez, je n'invente
rien. On peut encore s'en assurer au pavillon de la Nouvelle Calédonie
à l'exposition. Ces fauves bestiaux s'appellent Elisée, Jean,
Maurice, Germain et même Marius. L'un était à Nouméa
cocher aux magasins Ballende, l'autre employé à la douane, celui-ci
maître d'hôtel, celui-là timonier à bord d'un cargo
côtier. Il y en a un qui était dans la police, un autre bedeau.
Le plus beau de l'affaire est que le Barnum de cette extravagante tournée
s'appelle l'Administration française. Car si les Canaques ont conscience
qu'ils participent à une mascarade, il ne faut pas oublier qu'elle a
été organisée officiellement sous le haut contrôle
du ministère des colonies, dans un temps où nos Maîtres
n'ont à la bouche que les mots de progrès, d'émancipation
sociale et de dignité humaine."
Extrait de Alain Laubreaux, Candide, 14 mai 1931.